En marche avec le maire gay qui veut changer la Pologne
Dans un pays où beaucoup peuvent le voir comme le diable en personne, il est considéré comme un sauveur. Robert Biedroń, premier maire homosexuel de Pologne, a rendu les habitants de Słupsk fiers de leur ville tout en les sauvant de la faillite. Le temps d’un weekend, nous nous sommes mis dans ses pas.
Sur le chemin du travail, Robert Biedroń passe tous les jours devant l’Église Sainte-Marie. Mais aujourd’hui, il croise un groupe de personnes âgées parmi lesquelles Jan Giriatowicz, 90 ans, ancien curé de la paroisse et citoyen d’honneur de la ville. Des fidèles qui se réunissent, tous les mois, devant la mairie pour égrener le chapelet et laver Słupsk du « péché de sodomie » commis par l’élu municipal. Biedroń les salue, échange un sourire. « Prions pour le Président », lance Giriatowicz. Le curé, les dévots et Biedroń – athée déclaré – se tiennent par les mains et prient ensemble.
La paix dans le désordre
Une scène hors du commun, qui laisse penser que le très controversé « gauchiste » et « homocélébrité » – comme se plaisent à l’appeler ses détracteurs – remportera certainement une nouvelle fois l’élection à la mairie de cette ville moyenne du nord de la Pologne cet automne. Mais au dernier moment, Biedroń a changé ses plans en se retirant de la course pour ensuite annoncer son intention de créer son propre parti, et concourir sur la scène politique nationale. Sa popularité semble surprenant étant donné que le parti sortant Prawo i Sprawiedliwość (Droit et Justice, PiS) ne cesse d’engranger des soutiens dans le pays. PiS est un mouvement politique qui représente tout le contraire de Biedroń : xénophobe, attaché à l’Eglise, populiste. Mais face à cela, le meilleur rempart reste les habitants de Słupsk. Ils ont appris à aimer leur maire, bien qu’il vienne de l’autre bout du pays et qu’il soit principalement connu pour son homosexualité, un fardeau à traîner quotidiennement quand on mène une carrière politique en Pologne. Ou peut-être lui rendent-ils simplement son amour.
« Nous pouvons être différents, mais nous devrions chercher plutôt ce qui nous unit », philosophe Robert Biedroń, en commentant la scène devant l’église. « Les Témoins de Jéhovah se tiennent à côté de la mairie. Ils ne votent pas et considèrent l’homosexualité comme un péché grave. Je pourrai donc les ignorer. Mais je leur ai fait installer un banc. Il est de mon devoir de maire de permettre aux Témoins de Jéhovah de bien vivre dans ma ville. » Avec son air doux et son sourire bienveillant, on lui donnerait le bon Dieu sans confession là, sous l’architecture sacrée d’une mairie de 127 ans, ornée de fenêtres gothiques à vitraux. Pour arriver ici, il faut d’abord traverser un hall de photos d’hommes et de femmes à moitié nus, à la faveur d’une exposition temporaire d’un jeune photographe du coin. Sur l’étagère d’ailleurs, se trouve une photo de Biedroń avec son compagnon.
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« Je ne l’aimais pas. Pour moi c’était un vulgaire homme à scandales. Et pourtant j’ai voté pour lui et le referai aux prochaines élections »
Le monde a entendu parler de Biedroń pour la première fois quand, alors militant populaire pour les droits des LGBT, il est soudainement devenu, en 2011, le premier député homosexuel de Pologne. Trois ans plus tard, il remportait l’élection à la mairie de Słupsk, une ville peu connue de Poméranie. Quoique la ville se fût déjà illustrée, en 1998, lors d’émeutes entre supporters et forces de l’ordre. Mais dorénavant, grâce à son nouveau maire, Słupsk fera sans cesse la Une des médias. « Quand il s’est porté candidat aux élections, il n’avait, selon moi, aucune chance de les remporter », avoue sans fard Cezar Piechociński, auteur d’un livre sur Słupsk et propriétaire d’une collection d’anciens bus de ville. « Je ne l’aimais pas. Pour moi c’était un vulgaire homme à scandales. Et pourtant j’ai voté pour lui et le referai aux prochaines élections. Biedroń a mûri. Il a convaincu les gens grâce à son pouvoir de discussion, avec son style d’étudiant tiré à quatre épingles. » Un style qui tranche avec celui de son prédécesseur, Maciej Kobyliński. « Lui était impoli et autoritaire, poursuit Piechociński. Kobylinski remplissait ses tâches esthétiques en agissant comme un dictateur. S’il remarquait un seul trou dans la chaussée, elle devait être refaite dès le lendemain. Avec Biedroń, disons que Słupsk est un peu plus en désordre… ».
Biedroń ne se contente pas seulement de faire bonne impression. Avec seulement trois membres de son parti dans un conseil municipal de 23 personnes, il promeut constamment un programme que PiS combat sur le plan national : écologie, féminisme, laïcité. Contre l’avis de l’Église, il a commencé par introduire l’éducation sexuelle dans les écoles et subventionne le traitement in vitro. Puis, il a arrêté d’utiliser la limousine officielle, se déplace à vélo. Il a changé l’éclairage public pour économiser de l’énergie. À la mairie, on boit l’eau du robinet plutôt que de l’eau en bouteille. Le maire a aussi demandé à ce que l’on cherche les logements vacants pour pouvoir les convertir en appartements communautaires. Il n’a pas pris part à la dénonciation des noms de rue communistes, une loi dont l’opposition conteste le caractère anticonstitutionnel. Pendant que PiS déboulonne la puissance tripartite polonaise, Biedroń organise des cours de démocratie dans les écoles.
Cependant, il nie faire campagne contre PiS, à la manière de ce que font aux États-Unis les démocrates contre Donald Trump. « Mon critère, c’est le bonheur des habitants, déclare-t-il. Si je peux mener une politique qui, pour le bien des gens, devrait exister sur le plan national, alors je le fais. » Et ce n’est en rien une utopie de gauche. Biedroń a pris la gouvernance de la cinquième ville la plus endettée de Pologne. Il a réussi depuis à réduire la dette tout en augmentant le budget de fonctionnement. Le taux de chômage n’a, lui, jamais été aussi bas, culminant actuellement à 4% (la moyenne nationale se situe autour de 6%, ndlr). L’état des finances a cependant forcé le ralentissement des investissements dans les infrastructures, ce qui n’a pas manqué de faire réagir les habitants. D’autant plus que les loyers dans les appartements municipaux ont augmenté.
Ce qui fleurit à Słupsk
À l’Église Sainte Marie, la messe de l’après-midi est terminée. Tandis que des fillettes en robe de communion blanche en sortent, des hommes âgés replient des fanions dans le vestibule. Devant l’entrée, le vicaire Robert Gorski salue les fidèles. L’athéisme de Biedroń l’incommoderait-il ? « Il est cohérent dans la séparation de l’Église et de l’État, bien qu’il ne soit pas obligé d’afficher cela aussi clairement. Je n’ai rien, non plus, contre son orientation. Mais à Słupsk, les choses ne vont pas très bien. Il n’y a pas de moyens d’investissement. J’ai travaillé précédemment à Koszalin, Kolobrzeg : ces villes fleurissent », explique l’homme d’Église.
Finalement, l’adversaire la plus féroce de Biedroń se trouve dans un jardin municipal, le parc Waldorf. En plein air, une retraitée lance à longueur de temps reproches, plaintes et accusations au nouvel élu. « L’habitante de la rue Prosta », comme elle se présente, est une sympathisante de l’ancien maire qui, selon elle, « a simplement mieux dirigé la ville, parce qu’il est d’ici ». Mais elle est aussi à elle-seule une moulinette à fake news. D’après elle « Biedroń n’a que faire de Słupsk, ce qu’il veut c’est être à la tête de Varsovie », alors que cette information n’a jamais été mentionné nulle part. « Avant, ce parc était magnifique, maintenant on y trouve des sans-abris », qui se trouvent en réalité sur le boulevard adjacent. « Les roses ont disparu », tandis que les fleurs ont été replantées dans d’autres parcs de la ville. « Les bancs sont minables » mais constamment repeints. « Il a gaspillé de l’argent pour un nouvel éclairage et les trottoirs sont plein de trous » alors que les trottoirs de Słupsk ne sont pas différents de ceux que l’on trouve ailleurs en Pologne. « Il a jeté le portrait de Jean-Paul II », alors qu’il l’a simplement rendu à l’Église. La matière est inépuisable.
Il suffit d’aller au coin de la rue et interroger des gens plus jeunes pour entendre une toute autre opinion. « Le précédent maire était un escroc. Nous ne pouvons rien reprocher à Biedroń, c’est un homme fantastique », affirment Zuzanna et Anna, la vingtaine, en se dirigeant avec un bébé sur la Vieille Place. « Grâce à lui, la vie revient à Słupsk. » Pour preuve, les deux femmes indiquent la construction d’une zone de supporters où seront retransmis les matchs pendant la Coupe du monde de football.
« Quand il a pris part aux élections, mes enfants se sont intéressés à la politique. Pour la première fois, les jeunes ont commencé à être fiers de leur ville »
Quelle est la singularité d’une ville qui a fait un choix pionnier ? Michal Tramer, directeur du Théâtre de marionnettes Tęcza, admet, qu’en 2014, rares étaient les villes polonaises prêtes à élire un maire homosexuel. « Si elles sont aujourd’hui plus nombreuses c’est évidemment un mérite à attribuer à Biedroń, souligne-t-il. Il n’y a pas à Słupsk ce nationalisme déchaîné que l’on trouve ailleurs, on ressent ici de la tolérance. C’est peut-être le fruit du multiculturalisme. La proximité de la mer apporte son ouverture au monde », suggère Tramer. La droite n’a jamais eu beaucoup de soutien à Słupsk. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques des territoires post-allemands. Dans les enquêtes sur la qualité de vie, Słupsk fait figure de leader, il n’y a que les électeurs de PiS qui sont mécontents. « Biedroń nous montre les côtés lumineux de la ville », explique Daniel Odija, l’auteur du coin le plus en vogue. Nous discutons alors dans un café, le genre d’endroit qui se développe de plus en plus en ville : c’est aussi ça l’effet Biedroń. « Quand il a pris part aux élections, mes enfants se sont intéressés à la politique. Pour la première fois, les jeunes ont commencé à être fiers de leur ville. »
Réside aussi l’espoir que « l’effet Biedroń » inverse la tendance au dépeuplement. Au tournant du siècle, Słupsk comptait plus de 100 000 résidents, aujourd’hui la population est tombé à 87 000 âmes.. Selon le maire actuel, la fierté de sa propre ville, « c’est celle qui marque le début du chemin qui attirera investisseurs et nouveaux habitants ». Il peut capitaliser sur l’emplacement, qui pourrait séduire des touristes désireux de passer des vacances à 18km de la mer. Mais son idée de développement passe surtout par la culture. Biedroń a d’ores et déjà nommé une nouvelle génération à la tête des théâtres. Tramer en fait partie. « J’ai fait une rénovation complète du bâtiment et je reçois un financement extérieur. En l’espace de deux ans et demi se sont déroulés 13 évènements d’ampleur », se félicite le barbu et son t-shirt des Sex Pistols. La construction d’un nouveau théâtre a déjà commencé. L’été, au parc Waldorf, se déroulent des concerts philharmoniques. « Ici il n’y a pas de compromis entre les investissements ou la culture. Si la ville n’est pas attrayante, personne ne voudra y faire des affaires », déclare Biedroń.
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La marque Biedroń
À trois minutes de la mairie se trouve la rue Dluga, immortalisée dans le livre le plus célèbre de Daniel Odija, Ulica (« La rue », ndlr). L’un de ces murs est orné d’une citation du roman. Considéré jadis comme un coupe-gorge, l’endroit est devenu plus fréquentable. Mieux, le long de la rue Dluga, comme dans tout le reste de la ville, se trouvent dorénavant de beaux immeubles. La transformation s’observe à l’oeil nu : le type de maisons peut être divisé en deux, celles déjà rénovées et celles qui ne demandent qu’à l’être. Tout autour des rangées de garage aux portes de bois, on trouve un symbole de cette époque changeante. Ici, personne n’est surpris par ce voisin qui trépigne pour une autre bière au supermarché, récemment installé en bas de la rue. Seul le maire éveille un discret intérêt dans le voisinage alors qu’il pose, dans un costume impeccable, sur un mur écaillé pour les photos de Cafébabel. « Nous allons rénover toutes les maisons à tour de rôle. Là-bas nous allons en construire deux nouvelles, indique Biedroń. Les gens se plaignent que l’on détruit des voies d’accès pour le combustible. Mais ils n’en auront plus besoin puisqu’ils auront le chauffage central. »
« Et sur Prus c’est pour quand ?, demande l’un des ouvriers sur l’échafaudage, parce que j’en ai marre de tirer du charbon jusqu’au 3e étage ! ». « Vous devez encore attendre, il y a beaucoup de maisons à terminer », lui répond l’édile. En chemin, le maire envoie des sourires à tout le monde, dit « bonjour ». Devant l’hôtel de ville, il aide un enfant à monter sur la statue de l’ours, symbole de la ville. Si une vieille femme avait été dans les parages il lui aurait, de toute évidence, tendu le bras pour l’aider à traverser. Les ambitions de Biedroń vont au-delà de Słupsk. S’il devait se présenter à la présidence de la Pologne, les sondages le placent en troisième position, après l’actuel président Andrzej Duda et Donald Tusk qui, après la présidence du Conseil de l’Europe, retournera probablement à la tête de l’opposition. Biedroń est très actif sur la scène médiatique, il se déplace à travers toute la Pologne et se rend souvent à l’étranger. Une personne aurait même calculé que lors de ses deux ans et demi de mandat, il aurait déjà parcouru trois fois le tour de la Terre. C’est d’ailleurs l’un des reproches que lui font ses détracteurs, mais ses partisans soutiennent que « là où Biedroń se montre, Słupsk en profite, même si c’est sa propre publicité qu’il fait ».
Le maire lui-même justifie ses déplacements dans l’intérêt de la ville. « Les écoliers de Słupsk ont des cours de patinage gratuit sur la patinoire de l’entreprise Jeronimo Martins. J’ai également négocié des cours de programmation au moyen d’une subvention auprès de Samsung. En Pologne, je vais à la recherche de bonnes idées à mettre en application. Je choisis les meilleures, je les charge dans mon sac à dos, je les apporte à Słupsk et je les exécute ici. » Il pourrait également dire qu’il enseigne aux autres. « Que la Pologne soit comme Słupsk », répète-t-il à l’envi. Mais les habitants ne veulent absolument pas le rendre à la Pologne. « La fuite de Biedroń vers la politique nationale serait une perte, non seulement pour cette ville, mais en général pour l’idée de l’autonomie gouvernementale », déclarera Tramer. Avant d’ajouter : « Bien que je voterai certainement pour lui ».