La Pologne : le repos des guerriers ukrainiens
Pour les Ukrainiens de l’est du pays, Lublin est le nouvel endroit à la mode. Un coût de vie peu élevé, un haut niveau d’éducation et la proximité avec la frontière ukrainienne permettent aux immigrés fuyant le conflit et les difficultés économiques de trouver la paix. Reste à avaler la route, longue et pénible, qui les mènera jusqu’à l’Eldorado. Reportage depuis le fond du bus.
Depuis 2014, quand la Crimée a été annexée par la Fédération de Russie et que la guerre a éclaté à Donbass, un grand nombre d’Ukrainiens sont partis chercher du travail en Pologne. Venus en majorité de l’est et du sud du pays, ces migrants économiques représentent désormais 20% de l’ensemble des travailleurs ukrainiens, contre 6% en 2013. En Russie, où beaucoup d’immigrés ukrainiens venaient chercher du travail jusqu’en 2013, leur nombre a chuté de plus d’un tiers. Introduite en 2017, la possibilité de voyager sans visa vers l’Europe pour les citoyens ukrainiens a encore plus facilité le courant migratoire. Déplaçant toujours un peu plus les flux migratoire de l’est vers l’ouest.
Demi-tour pour une nouvelle vie
« Avant j’allais en Russie pour le travail, car c’était plus facile. Je travaillais chez mon frère. Aujourd’hui je n’ai plus envie d’y aller. Le trajet est devenu plus compliqué pour moi depuis que la Russie a mis fin aux trains de transit qui passaient par l’Ukraine. Et je ne veux pas que qui que ce soit suspecte quoi que ce soit à mon sujet », raconte un passager d’un bus entre Kiev et Varsovie. Il vient de la région de Kiev et son ami assis à côté de lui est d’Odessa, au sud du pays. Ils sont en route pour la Pologne pour la première fois, dans l’espoir de trouver du travail. Tous deux sont dans la trentaine et serrent fermement des dossiers transparents qui contiennent les documents les plus précieux de leur vie : deux passeports et deux convocations pour travailler légalement.
Le trajet en bus de Kiev jusqu’à la frontière est fatigant. Bien qu’il existe désormais de nouveaux itinéraires en train et des vols low-cost entre l’Ukraine et la Pologne, beaucoup d’immigrés et d’étudiants préfèrent prendre le bus. Des douzaines d’entre eux partent presque pleins de Kiev en direction de la Pologne chaque jour et ramassent de nouveaux passagers au cours du trajet. Le bus dans lequel nous sommes a quitté Kiev dans l’après-midi et n’atteindra la frontière que bien après la nuit tombée. Pendant le voyage, les passagers essaient de dormir, mais savent que de pénibles contrôles aux frontières les attendent en Pologne. Le contrôle prendra cinq heures cette fois, et il faudra se faire à l’idée que la nuit sera blanche. Les gardes-frontières polonais vérifient méticuleusement tous les papiers et demandent à ceux qui entrent dans le pays s’ils ont les ressources financières suffisantes pour s’y installer. Ils vérifient aussi les sacs à la recherche de produits de contrebande, comme des cigarettes ou de la vodka. Tout au long des contrôles, les gardes-frontières polonais font les gros bras. Ils hurlent parfois sur les passagers, et les font attendre dans des petites salles de douane pendant qu’ils fouillent le bus. Les passagers se plaignent entre eux, mais personne n’ose dire quoi que ce soit aux gardes-frontières de peur de se voir refuser l’accès au prochain passage.
Lublin est le premier arrêt après la frontière, c’est là que de nombreux passagers descendent du bus. Deuxième ville plus peuplée de la région Malopolska (Petite Pologne, ndlr), elle abrite 350 000 âmes. À la descente du bus, en regardant au-delà de la gare routière, le voyageur voit se dresser une grande cathédrale orthodoxe. Derrière, la place Taras Chevtchenko, le rond-point Mohyly et la rue Lwowska font référence à des noms toponymiques ukrainiens. Cela fait bien longtemps que Lublin est un centre multiculturel, et les Ukrainiens de souche font partie de la communauté locale depuis des années. Au début des années 90, les immigrés économiques venus de l’ouest de l’Ukraine sont arrivés par vagues à Lublin et en Pologne. On les retrouvait souvent commerçants, faisant affaire sur les marchés locaux. Dix ans plus tard, ils sont toujours là, mais Lublin est depuis devenue un pôle de coopération intellectuelle et culturelle entre les deux pays. La communauté ukrainienne de souche à Lublin maintient et promeut les traditions, la langue et l’histoire nationales. Depuis que la guerre a éclaté en Ukraine, la ville s’est aussi ouverte à la coopération militaire. C’est désormais l’une des bases de la brigade d’intervention commune à la Lituanie, la Pologne et l’Ukraine.
Rêver plus grand
La culture ukrainienne moderne est très présente à Lublin et se fond naturellement avec la vie festive de la ville. Le festival « Ukraine au cœur de Lublin » est sans doute l’exemple le plus éloquent de ce melting-pot. En peu de temps, il est devenu l’un des événements les plus connus à rassembler un public aussi polonais qu’ukrainien. Maxim Vasiliev, Ukrainien de 19 ans qui étudie à Lublin, est de tous les festivals et évènements culturels de la ville. À l’entrée du vernissage d’une exposition d’art moderne, le jeune homme est comme un poisson dans l’eau. À l’intérieur, il parcourt l’espace tout en regardant furtivement les œuvres, préférant plutôt saluer chaleureusement plusieurs amis, eux-aussi Ukrainiens.
Maxim admet que la ville lui a permis de redécouvrir la culture et la musique ukrainienne. Sa ville natale, Marioupol, située dans la région industrielle de Donbass, n’est pas vraiment un haut-lieu de la culture dans le pays. Il faut dire que depuis 2014, elle a autre chose à penser. En première ligne de la confrontation militaire entre la Russie et l’Ukraine, la ville a été frappée par des missiles Grad qui ont fait 30 morts et plus d’une centaine de blessés « La guerre était proche mais elle est passée à côté. J’essaie de ne pas me focaliser sur ça », dit-il, s’estimant heureux que lui et sa famille aient été en sécurité. La guerre qui a frappé sa ville a fini de le persuader de déménager en Pologne. « Mais j’ai toujours rêvé de quelque chose de plus grand, je voulais quitter Marioupol quoi qu’il en soit. »
Aujourd’hui, Maxim fait donc partie des 3 500 Ukrainiens qui étudient à Lublin, formant le plus grand groupe d’étudiants étrangers dans une ville polonaise avec cinq universités publiques. Il termine sa deuxième année d’études en journalisme, ce qu’il a toujours voulu faire. Au collège, il tenait déjà un blog et prenait des photos. Le jeune étudiant a rarement du temps libre, il cumule des activités bénévoles pour des sites qui organisent des évènements culturels et du travail de rédaction pour un média local. « C’est comme ça que j’aime passer mon temps : en m’amusant tout en travaillant », explique-t-il, content de son mode de vie à Lublin, qu’il admet assez atypique.
Ici, le jeune homme de 19 ans a simplement trouvé autre chose et réalisé combien c’était important pour lui. « Je suis devenu beaucoup plus ouvert, plus libre de m’exprimer. Je n’ai plus peur de la foule, ou du jugement des gens. Aujourd’hui, je réponds effrontément si quelqu’un n’aime pas ce dont j’ai l’air. Parfois, les Ukrainiens sont si critiques à Lublin », lâche Maxim tout en admettant qu’il se sent désormais plus à l’aise parmi la jeunesse polonaise. « Il me reste un an d’études. Si j’ai l’opportunité de rester à Lublin, je resterai. Sinon, je peux aller dans n’importe quelle ville ou pays et tenter de démarrer quelque chose. » Beaucoup d’Ukrainiens qui ont fini leurs études préfèrent rester en Pologne plutôt que de rentrer chez eux. Récemment, certaines études indiquaient même que le nombre de jeunes Ukrainiens en Pologne avait doublé et que le nombre d’immigrés professionnels avait lui aussi augmenté.
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« J’aime mon pays, mais pas le gouvernement »
Des chercheurs ont aussi relevé que de plus en plus de jeunes Ukrainiens citent leur ras-le-bol de la situation politique en Ukraine comme l’une des raisons principales à leur départ à l’étranger. « J’aime Lublin, parce que je viens de la ville la plus à l’est de l’Ukraine, avec une population qui tombe juste en dessous du million d’habitants. Je connais l’ambiance, je suis à l’aise. Je me vois bien vieillir ici », confie Valera Kozyuba, un étudiant en master de 22 ans, originaire de Luhansk. Il est venu étudier le journalisme et le marketing à Lublin après que des militants pro-Russes ont envahi sa ville natale, en proclamant une soi-disant République Populaire de Luhansk. Il n’est pas le seul. L’action de la milice a poussé des milliers d’habitants à quitter la ville. « En fin de compte, c’est mieux comme ça. S’il n’y avait pas eu la guerre, mon plus grand exploit aurait été d’aller étudier à Kiev. Je n’avais jamais ne serait-ce que penser étudier à l’étranger jusque-là », continue Valera.
« Pour moi, le pays va dans la mauvaise direction. Si ce n’était pas le cas, je ne serais pas ici, et les autres Ukrainiens non plus. »
Depuis sa deuxième année à l’Université de Gestion et d’Administration, Valera a cumulé plusieurs jobs, passant de rédacteur en chef d’un journal à employé d’un supermarché dans la même journée. En ce moment, il est sur le point de finir un stage dans le cabinet du doyen et se dit impressionné par la façon dont il y a été traité. « Tout le monde est si accueillant et serviable. Quand j’ai proposé de changer certaines procédures, ils m’ont écouté avec attention. Cela ne serait pas possible en Ukraine. » Afin d’économiser de l’argent, il partage aussi son appartement avec deux autres étudiants, tous deux venus de l’ouest de l’Ukraine. Quand il aura obtenu son diplôme, Valera entend trouver du travail à Lublin et s’inscrire dans une université à Varsovie, à tout juste trois heures de train. Si ça ne marche pas, son plan B est de retourner en Ukraine, à Kiev. Comme un « retour en arrière ».
Assis dans un café animé du centre de conférence de Lublin, Valera finit par aborder le sujet de la politique ukrainienne. Il retourne souvent dans son pays natal et s’intéresse beaucoup à ce qu’il s’y passe. Sa thèse, il a décidé de la consacrer à l’histoire de la liberté de la presse en Ukraine. Et le jeune étudiant tient déjà une de ses conclusions. « Ce n’est pas une démocratie », affirme-t-il tout de suite. Si le thésard adopte un ton si péremptoire en Pologne, c’est qu’il ne peut pas exprimer le quart de ses idées dans son pays. « On me traiterait de traître, poursuit-il. Pour moi, le pays va dans la mauvaise direction. Si ce n’était pas le cas, je ne serais pas ici, et les autres Ukrainiens non plus. J’aime mon pays, mais pas le gouvernement. » Pourquoi ne rentre-t-il pas chez lui pour essayer de régler les choses ? Valera ne s’en sent tout simplement pas capable : « Le système m’avalerait et me recracherait ».
Un endroit où on ne revient pas
La situation économique de l’Ukraine a aussi poussé des personnes plus âgées à envisager une nouvelle vie en Pologne. Tatiana et Andrey Parshikov, originaires de Luhansk, sont arrivées lorsqu’ils se sont rendu compte qu’il était impossible de s’installer à Lviv, une ville à l’ouest de l’Ukraine, après avoir fui la guerre. Les Parshikov ont choisi Lublin en raison de sa proximité avec la frontière mais aussi parce que les coûts de démarrage y étaient peu élevés et le processus d’enregistrement plus rapide. Depuis 2016, ils y tiennent une pizzeria. C’est un petit endroit soigné à l’extérieur du centre-ville. Tatiana est en cuisine et Andrey livre les pizzas. Comme les Ukrainiens qu’ils avaient embauchés ne sont pas restés longtemps, la majorité de leurs employés sont Polonais. Tatiana avoue qu’elle rencontre pas mal de difficultés à trouver une bonne équipe. Tatiana et Andrey consacrent la plupart de leur temps à leur entreprise, relativement nouvelle. Ils n’ont presque pas le temps de voir les quelques amis qu’ils ont ici, et encore moins pour en rencontrer de nouveaux. Pour combler le manque de communication, Tatiana a rejoint un groupe sur Facebook réservé aux femmes de Lublin qui parlent russe, lancé par Maria Miroshnichenko, une Ukrainienne de Dnipro.
Lublin rappelle aux Parshikov le Luhansk qui leur manque tant : petit, vert et chaleureux.
« S’il n’y avait pas eu la guerre, nous n’aurions jamais quitté Luhansk. Là-bas, nous avions tout ce que ce envisagions d’avoir : une entreprise prospère, une situation financière stable, un appartement. On partait en vacances à l’étranger deux fois par an », explique Tatiana en soupirant. Elle garde encore des photos de leurs entrepôts, gravement endommagés par un shrapnel. La quadra raconte qu’ils ont essayé de restaurer les entrepôts en 2015, espérant que le conflit se terminerait bientôt, comme beaucoup d’autres. Mais assez vite, le couple réalise que la situation ne changera pas avant longtemps et qu’il n’y a plus de perspectives pour eux, chez eux. Aujourd’hui, Luhansk est un endroit où on ne revient pas.
Tatyana a 44 ans et Andrey, 50. Ils admettent en choeur que repartir de zéro en Pologne n’a pas été facile. « À peine on entamait notre vie à deux, que nous lancions notre entreprise. On ne dormait pas la nuit, on travaillait. Ici, on a dû tout reprendre à zéro », se lamente Andrey. Tatiana tourne la tête puis souffle à sa mari : « L’histoire se répète encore et encore, comme une spirale ». Il acquiesce.
Jusqu’en 2013, une grande majorité des personnes qui traversaient la frontière entre l’Ukraine et la Pologne étaient des travailleurs saisonniers. Aujourd’hui, le nombre d’immigrés cherchant un emploi permanent est en hausse. Beaucoup d’entre eux se tournent vers les villes de l’ouest de la Pologne, particulièrement Varsovie, pour des opportunités de travail à long terme.
« Lublin ressemble trop à l’Ukraine ! », lance Alexey Ulichniy, 26 ans et originaire de Kramatorsk, une ville de la région de Donbass occupée pendant trois mois par des militants pro-Russes. Après de violents affrontements, la ville est repassée sous contrôle ukrainien. Alexey et Marina Kokhanevych, sa copine de 19 ans venue de Nikolayev, sont à Lublin pour démêler les papiers de Marina. Dans quelques heures, ils retourneront à Varsovie où ils vivent et travaillent.
Alexey travaille dans un entrepôt de conditionnement de médicaments. Son salaire et ses conditions de travail sont meilleurs que celles de son emploi précédent dans une usine de meubles située près de Wroclaw. Entre ces deux emplois, il a dû rentrer chez lui. Et en attendant son prochain contrat, il a saisi l’opportunité de travailler en Russie pendant quelques mois. « Je me suis dit : ‘Pourquoi pas ?’ Je n’étais jamais allé en Russie. Maintenant c’est fait, et je n’ai pas envie d’y retourner », dit Alexey goguenard en se promenant dans le centre-ville de Lublin. Les offres d’emploi à Kramatorsk – sa ville natale – ne lui convenaient pas non plus. « Soit tu as de l’argent, soit tu as du temps libre. Tu ne peux pas avoir les deux. J’en avais marre de Kramatorsk. Je voulais quelque chose de nouveau. » Alexey indique qu’il est en Pologne non seulement pour gagner de l’argent, mais aussi pour commencer à vivre sa vie. C’est ici qu’il a rencontré sa copine Marina, qui travaille en cuisine, dans un café.
Désormais, ils ont tous les deux assez de temps libre et d’argent pour s’amuser. Ils font ce qu’ils ne pouvait faire en Ukraine : aller à des des festivals, se balader à vélo. Ils voient également leurs amis de Kramatorsk qui se sont aussi installés à Varsovie. Alexey et Marina louent un confortable « kavalerka», un petit studio, et projettent d’acheter une télé bientôt. Alexey a aidé son frère, un soudeur professionnel, à trouver un travail en Pologne. Son oncle, lui aussi soudeur, viendra bientôt en Pologne. La mère de Marina a travaillé en Pologne pendant trois mois et veut maintenant revenir.
« Quand on va en Ukraine, on a l’impression d’être des invités. Quand on est en Pologne, on se sent à la maison », affirme le couple, certains qu’ils ne retourneront pas de sitôt dans leur pays. Contrairement à eux, leur ami de Kramatorsk, Andrey Pavlenko, 28 ans, qui a travaillé à Jelenia Gora comme tourneur-fraiseur, a décidé de retourner chez lui. Même si son travail était bien payé et qu’il envisageait d’aller jusqu’en Allemagne, il s’est dit qu’il serait mieux pour lui de rentrer en Ukraine. « Parce que je n’avais pas l’impression que je pouvais exploiter mon potentiel en Pologne » explique Andrey. Aujourd’hui, il est engagé dans des camps d’activités bénévoles en Ukraine. Plus tard, il veut trouver du travail dans la fonction publique ou lancer sa propre entreprise.
En attendant, l’administration de la région de Lviv cherche comment convaincre les travailleurs de revenir à la maison. Il faudra créer plus d’emploi, mais l’administration compte aussi sur certains postes à mobilité entre la Pologne et l’Ukraine. À Lublin, il n’est pas rare d’apercevoir de la pub, affichée sur les murs et clairement destinée aux Ukrainiens. En grandes lettres, il est écrit : « On vous attend à la maison ». Il s’agit de la campagne d’un manufacturier japonais, Fujikura, qui se trouve être l’un des plus gros employeurs dans l’ouest de l’Ukraine.
Selon les estimations, on compte entre 1,5 et 2 millions d’Ukrainiens qui travaillent et étudient en Pologne. Mais les immigrés ukrainiens ne sont pas les seuls à aller d’est en ouest. Beaucoup de citoyens polonais ont eux-mêmes quitté la campagne à la recherche de meilleurs emplois.