Grindr : les frontières du sexe
Trouver l’amour n’est pas chose facile. Mais grâce à des applications de rencontre en ligne comme Grindr, la recherche du partenaire idéal est devenue plus rapide et plus folle que jamais. À Jelenia Góra, une petite ville de Pologne, les utilisateurs ont tout vu, des invitations à dîner aux avances sexuelles en passant par les photos très osées. Dû au manque d’opportunités de rencontres dans les villes frontalières, les gays sont forcés de maximiser leurs chances en ligne.
80 000 personnes, c’est peut-être beaucoup pour un concert ou un match de football. Mais quand il s’agit de faire des rencontres amoureuses, c’est une toute autre histoire. Jelenia Góra, une petite ville située à la frontière de la Pologne et de la République tchèque, est une communauté vieillissante. La majorité de sa population oscille entre 55 et 64 ans. Trouver un partenaire particulier dans une ville où le gros de la population a connu les filets à provisions n’est pas chose aisée. Et faire partie d’une minorité sexuelle n’aide pas. Alors que faire quand on est gay et à la recherche d’amour ou de sexe dans une ville où l’horizon est si limité ? On télécharge Grindr, l’application de rencontres la plus populaire pour gays, bi, trans et queer.
Le monde de la drague en ligne
Comme Tinder dont il est le prédécesseur, Grindr utilise la géolocalisation pour montrer aux utilisateurs des personnes qui se trouvent autour d’eux et qui correspondent à leurs critères. L’application agit comme une plateforme qui facilite le contact en ligne et hors ligne. À Jelenia Góra (comme dans le reste du monde) les utilisateurs de Grindr peuvent généralement être répartis en deux catégories : ceux qui espèrent une relation stable et ceux qui cherche du sexe. « C’est très facile de trouver un inconnu pour t’enculer. Mais trouver quelqu’un qui veuille apprendre à te connaître et bâtir une relation, c’est quasi impossible », pose d’emblée Adam, un étudiant de 19 ans. Il est né et a grandi à Jelenia Góra et pour lui, Grindr est la seule façon de contacter d’autres hommes gays. Il n’y pas de clubs gays dans la région, pas de drapeaux arc-en-ciel qui flottent aux fenêtres des maisons historiques sur la place centrale et pas de communauté LGBT+ active. « Les gays ont nulle part où traîner On n’a même pas un endroit où faire du cruising », dit Adam en riant.
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Lors d’une promenade en ville par un après-midi animée, la domination masculine se fait très vite ressentir. Les hommes hétéros semblent remplir l’espace public de la petite ville frontalière. Alors que les sans-abris interpellent régulièrement les passants régulièrement, les jardins à ciel ouvert situés devant les bars de la ville sont remplis d’hommes en maillots de sports, qui boivent de la bière et encouragent leur équipe nationale. Les jeunes qui vident de l’alcool bon marché et fument des cigarettes occupent les recoins cachés le long des murs de la ville. Voir deux hommes ou deux femmes marcher main dans la main dans cet environnement n’est pas vraiment ce à quoi vous vous attendez.
Mais il y a toujours des exceptions à la règle, même si Jelenia Góra, comme le reste de la Pologne, n’accepte pas les gays et refuse de les accueillir. Selon un sondage d’opinion de CBOS datant de 2017, 24% des Polonais pensent que toute activité sexuelle entre personnes du même sexe est moralement inacceptable alors que 55% indiquent sa « déviance » mais soulignent qu’elle devrait être tolérée. Cela dit, des études internationales comme le dernier classement ILGA (International Lesbian and Gay Association) classent la Pologne comme l’un des pays qui tolèrent le moins l’existence d’une communauté gay en Europe. Jusqu’alors, l’État ne protégeait pas la communauté LGBT+, excepté par le biais des lois anti-discrimination, ajoutées au code du travail en 2003. Depuis, la constitution polonaise garantit que tout le monde est égal devant la loi, que toute personne a droit à un traitement égal de la part des autorités et que personne ne sera discriminé dans sa vie politique, social ou économique, pour quelque raison que ce soit. Subtilement, mais pas de manière explicite, ceci inclut l’orientation sexuelle.
Des invitations à diner aux orgies
Grindr et les sites de rencontre en ligne du même genre sont les seuls endroits où les hommes gays se sentent en sécurité et peuvent se connecter avec d’autres personnes. Bien souvent, la sécurité et l’anonymat sont des éléments fondamentaux, recherchés avidement par la communauté LGBT+ de Jelenia Góra. « Au cours des années, on a trouvé beaucoup de gens de Pologne ou de République Tchèque sur Grindr, qui sont devenus nos amis. On garde contact, on se rend visite l’un à l’autre ou on part en voyage ensemble. Pour être honnête, je préfère aller à Prague pour m’amuser que dans certains endroits en Pologne. Les Tchèques sont plus ouverts d’esprit », explique Dominik, un Polonais de 38 ans. « En Pologne, en tant que gays, nous avons besoin de soutien et de tolérance. » Cela fait 12 ans qu’il partage sa vie avec son partenaire et leurs enfants. Tous deux ont chacun un profil Grindr qu’ils utilisent pour rencontrer de nouveaux amis.
Chercher des amis sur Grindr est assez commun pour les couples gays à Jelenia Góra. Pour Dominik et son copain, Grindr sert de substitut au manque laissé par l’absence de communauté LGBT+ dans la région, alors que pour d’autres, l’application sert à étancher leur soif de sexe. « On connaît beaucoup de gens qui vont en République tchèque pour le sexe. Il y a des endroits bien connus qui organisent des sexcapades. À Jelenia Góra, on se connaît tous, donc si quelqu’un veut rester anonyme, il suffit de passer la frontière. Grindr peut vous donner un sentiment d’anonymat, si c’est ce que vous souhaitez », détaille le trentenaire. De fait, Grindr peut tout à coup prendre des allures de chatroulette : les utilisateurs peuvent tomber sur tout, de simples invitations à diner aux orgies de groupe.
Pawel, un Polonais dans la trentaine, utilise l’application depuis le début. Il vit près de Jelenia Góra avec son partenaire et fait la plupart de ses rencontres ailleurs. « C’est très facile et très sécurisé pour nous de trouver quelqu’un qui cherche du sexe sur Grindr », affirme Pawel, qui utilise l’application depuis cinq ans sous une fausse identité. « Avec mon partenaire, on veut explorer le sexe et ses variations, alors on cherche d’autres hommes pour nous rejoindre. On a couché avec des gars de République tchèque, d’Allemagne, de Russie et de Pologne. Il y a un gars tchèque qui est marié mais qui vient une fois par mois en Pologne pour baiser », lâche-t-il. Pawel et son partenaire sont toujours clairs sur le genre d’offres qu’ils postent sur leurs profils.
« Grindr est limité non seulement par le lieu, mais aussi par la mentalité »
L’un des avantages d’utiliser Grindr dans des villes frontalières comme Jelenia Góra, c’est que les utilisateurs rencontrent les gens qui vivent tout près d’eux, même de l’autre côté de la frontière. Dans le passé,à l’époque où elle était encore visible et impossible à traverser, il était très rare de voir des gens chercher l’amour dans le pays voisin. Ils venaient pour le travail et trouvaient l’amour par hasard. « Il y a beaucoup de mariages hétéros mixtes entre Tchèques et Polonais dans la région de Krkonose. Mon père est Tchèque et il lui a fallu du courage pour trouver une femme polonaise. Il était très motivé parce que les Polonaises sont connues pour être mignonnes. Il a fallu plusieurs rendez-vous pour briser la barrière de la langue et puis je suis arrivé », raconte Martin, un Tchèque de 35 ans résidant à Vrchlabi, une ville située à tout juste 30 km de Jelenia Góra. Cela fait trois mois qu’il utilise l’application. « Je ne sais pas si on peut vraiment trouver l’amour ici. Je ne suis pas sûr que les rencontres qu’on fait sur Grindr vont au-delà de deux rendez-vous. Les applications de rencontres vous servent tout un tas de visages et d’informations sur un plateau. Avec autant d’options, les hommes sont tentés de ne pas s’en tenir qu’à une seule, mais plutôt d’explorer autant qu’ils peuvent », admet Martin. Il ajoute que la plupart des messages qu’il reçoit ont une connotation sexuelle et que ce n’est pas ce qu’il recherche à l’heure actuelle. Lorsqu’on lui demande de parler de ses expériences avec les Polonais, il mentionne qu’il apprécie leur franchise. « S’ils ne sont pas à la recherche d’un petit coup discret, ils disent souvent qu’ils veulent rencontrer quelqu’un et apprendre à le connaître. Mais je n’ai encore rencontré personne. »
Maciek, un artiste qui habite actuellement à Jelenia Góra et travaille sur un projet sur l’histoire de la ville, doute comme Martin qu’on puisse trouver l’amour sur Grindr. « C’est le pire moyen pour rencontrer quelqu’un », envoie-t-il. Son expérience avec Grindr, c’est dans de plus grandes villes comme Wroclaw ou Varsovie qu’elle s’est déroulée. « Quand je me suis connecté à Jelenia Góra, je suis devenu un nouveau visage et tout le monde voulait me parler. Après un certain temps, l’intérêt a disparu et puis l’enthousiasme s’est transformé en haine. Les gens ont commencé à s’en prendre à mon apparence, à me dire que j’étais trop poilu ou je ne sais quoi d’autre. » Il reprend : « Je pense que Grindr est limité non seulement par le lieu, mais aussi par la mentalité ».
Pour Maciek, il existe un sentiment de sécurité qui peut être préservé en ligne. « Je parle à des gars en ligne. On échange des photos et on discute. Mais quand je me promène en ville et que je rencontre l’un d’entre eux dans la vraie vie, ils m’ignorent. Ils détournent le regard et prétendent qu’ils ne me connaissent pas. Cela n’arrive pas dans les grandes villes. » La mentalité des petites villes et la peur d’être mis à l’écart sont sans doute des contraintes pour certains hommes, surtout pour ceux qui ont du mal à trouver le courage de transposer le contact en ligne dans le monde réel. Mais pour d’autres, les échanges dans la vie réelle sont plus précieux, et c’est là que Jelenia Góra devient contraignante. La ville manque d’endroits sûrs où les membres de la communauté LGBT+ peuvent être eux-mêmes et exprimer l’affection qu’ils ont l’un pour l’autre ouvertement.
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Créer des endroits sûrs
Justement, Rita Schaeper entend changer cet environnement « toxique » et créer des endroits sûrs pour la communauté LGBT+ au sein des villes frontalières. Rita est une artiste allemande, musicienne et psychothérapeute qui vit en Pologne depuis 1997. L’année dernière, elle a créé Grupa Rozwojova LGBTQ à Jelenia Góra, un groupe de soutien qui offre un refuge aux membres de la communauté. « Je suis lesbienne et mon but était d’ouvrir un endroit pour les gens qui se définissent comme non-hétéros. Je voulais avoir un endroit pour rencontrer d’autres gens, évoluer et parler des problèmes liés au fait d’être gay. Je voulais créer un endroit où ils pourraient rencontrer des gens qui sont dans une situation similaire, et parler de leurs problèmes d’amour ou faire leur coming out aux familles », explique Rita en sirotant son thé.
Le groupe se tient tous les mercredis dans son appartement du centre-ville. « Les jeunes gens qui participent sont la preuve d’une certaine évolution de la mentalité polonaise. Cela s’est concrétisée les 20 dernières années où j’ai habité ici, et ça me rend très heureuse. Quand je suis arrivée ici, c’était très difficile de rencontrer des gens ouvertement non-hétéros. Aujourd’hui, si vous demandez à des jeunes, ils vous disent : « Si quelqu’un me demande, je leur réponds. Pourquoi pas ? Si ça les dérange, c’est leur problème, pas le mien ». Ils sont beaucoup plus confiants au sujet de leur identité », souligne Rita, rassurée. Bien qu’elle ait remarqué que l’opinion publique est récemment devenue indifférente vis-à-vis de la jeunesse LGBT+ de la région. Dans les petites villes, les hommes préfèrent bien souvent ne pas montrer leurs visages sur leur profil Grindr, préférant plutôt mettre en avant leurs corps ou leurs torses, sans dévoiler leur tête. Si on ouvre l’application à Jelenia Góra, il n’y a que deux profils sur 35 avec un visage en photo. Tous les autres sont méconnaissables.
« J’ai rencontré mes deux ex sur Grindr. L’un d’eux vit à quelques kilomètres d’ici. Si je n’utilisais pas l’application, je ne l’aurais probablement jamais rencontré. »
Bartek, un barman de 25 ans qui s’est récemment installé dans la ville, fait partie de la nouvelle génération d’hommes gays fiers de s’exprimer haut et fort. Il a révélé son homosexualité à sa famille et à ses collègues. Il dit que son sens de l’amour et sa personnalité attachante lui ont permis de s’éviter les ennuis qu’être ouvertement gay aurait pu lui causer. Bartek utilise Grindr tous les jours pour parler avec des gens. « Je reçois des messages de Tchèques, d’Allemands et de Polonais. Mais je parle généralement aux Polonais. Je les vois sur Grindr, et sur Instagram et je les vois aussi dans la vraie vie, je devine donc facilement qui ils sont et ce qu’ils font », explique Bartek, en confiant ironiquement qu’il pourrait être détective avec tout le travail d’enquête qu’il effectue dans sa vie amoureuse. Il paraît aussi très enthousiaste à l’idée de trouver l’amour en ligne ainsi que sur les possibilités que l’application lui offre. « J’aime voir des gens qui sont gays et qui vivent à proximité. Si je trouve l’amour quelque part et que j’ai une voiture, cela ne me dérange pas de conduire 40 ou 50 kilomètres. J’ai déjà fait ça une fois », confie-t-il.
Apprécier la possibilité, bien que limitée, d’une rencontre avec un étranger est quelque chose que Bartek et Marcin partagent. La ville natale de Marcin, Świeradów-Zdrój, est petite, comme Jelenia Góra, et située à tout juste 3 km de la frontière tchèque. À 25 ans, le jeune caviste vient ici pour voir sa famille et perçoit les rencontres en ligne comme faisant naturellement partie de sa vie amoureuse. « J’ai rencontré mes deux ex sur Grindr. L’un d’eux vit à quelques kilomètres d’ici. Si je n’utilisais pas l’application, je ne l’aurais probablement jamais rencontré. » Marcin est l’un des 3 millions d’hommes qui utilisent l’application quotidiennement dans le monde. En étant visible en ligne, il augmente ses chances d’être repéré dans une « foule » de 80 000 personnes. Qu’il s’agisse de désir ou d’amour, Jelenia Góra a plus à offrir qu’on ne croirait au premier regard. Tout ce qu’il faut, c’est gratter un peu la surface et être ouvert d’esprit quand on utilise des applications de rencontres comme Grindr.
Compte tenu de la situation actuelle en Pologne, les outils en ligne offrent plus de possibilités à la communauté LGBT+ que la dure réalité des espaces non-connectés. Cependant, la petite ville frontalière ne fait pas exception – les seuls endroits sûrs pour les hommes gays qui vivent en ville se trouvent derrière les portes closes de leurs maisons.