Dans l’enfer de l’avortement en Pologne
La Pologne catholique est l’un des rares pays d’Europe où l’interruption volontaire de grossesse n’est pas autorisée. Comme si cela ne suffisait pas, le gouvernement populiste de droite propose de resserrer davantage le cadre légal. Pendant ce temps, des milliers de Polonaises cherchent de l’aide à l’étranger, notamment en Allemagne. Un véritable enfer où les droits et la vie des femmes sont bafoués.
« C’est au tout début que ça a été le pire, lorsque j’ai appris que j’étais enceinte. En Pologne, l’enfant passe en premier, la femme vient ensuite. Une femme peut mourir, le plus important est de rester enceinte. L’Allemagne, c’est un autre monde. Vous pouvez compter sur un coup de main. Et en plus, personne ne vous juge là-bas. » Kasia, la trentaine, est allongée dans le lit d’une chambre d’hôpital vide et lumineuse de Prenzlau, une ville de province située près de la frontière polonaise. Son mari est avec elle. La jeune femme est abattue et pâle. Elle vient de se réveiller de l’anesthésie liée à son avortement. Quand elle commence à raconter son histoire, ses joues s’assombrissent de colère. « Je ne voulais pas tomber enceinte parce que j’ai un cancer, je dois me soigner. Mais c’est arrivé, nos précautions n’ont pas suffi. Lorsque le gynécologue a appris ma grossesse, il s’est d’abord mis en colère. Il a déclaré que la grossesse pouvait affecter le développement de la maladie. Mais comme ce n’est pas prouvable à 100%, il n’a pas pu m’aider », raconte-elle.
« Et si le prêtre finissait par l’apprendre ? »
En Pologne, l’avortement légalisé ne peut être pratiqué que dans trois cas : lorsque la grossesse est le résultat d’un viol, lorsqu’elle menace la santé de la femme ou en cas de malformation du foetus. Cependant, même dans de telles situations, aucune garantie ne peut assurer le droit à l’avortement. Les médecins ont peur d’exécuter l’opération car, si elle s’avère illégale, ces derniers peuvent être condamnés à trois ans de prison. « Quand le gynécologue a entendu le mot « avortement », il s’est énervé encore plus et a dit : « C’est le sacrifice d’une vie et vous devriez vous méfier, Madame, du retour d’ascenseur ». Ma vie à moi, vraisemblablement, lui importait peu. »
Cette loi restrictive n’empêche pas les femmes de mettre fin à une grossesse. Alors que le nombre d’opérations dites légales fluctue autour de 1000 par an, la Fédération des femmes et du planning familial estime qu’en Pologne, sont pratiqués jusqu’à 150 000 avortements illégaux. Selon une étude de CBOS, cela concerne une grossesse sur quatre, voire même sur trois. La raison ? Le manque d’éducation sexuelle. Souvent, l’éducation à la vie de famille est enseignée, dans les écoles polonaises, par des prêtres. Les Polonaises souhaitant mettre un terme à leur grossesse cherchent des médecins pratiquant dans la clandestinité, achètent des comprimés sur Internet ou partent à l’étranger. Celles qui vivent à l’Ouest du pays vont principalement en Allemagne, comme l’a fait Kasia, à Prenzlau. Kasia vient de Świebodzin, une petite ville de la voïvodie de Lubuskie située à l’extrême est du pays. Francfort-sur-l’Oder était plus près de chez elle mais un médecin polonais exerce à Prenzlau. Un souci de langue en moins. Le Dr Janusz Rudziński est une star des forums féminins. Il est le « sauveur » et « l’ami des Polonaises », selon les internautes anonymes qui louent ses mérites.
« Quand le gynécologue a entendu le mot « avortement », il s’est énervé encore plus et a dit : « C’est le sacrifice d’une vie et vous devriez vous méfier, Madame, du retour d’ascenseur ». Ma vie à moi, vraisemblablement, lui importait peu. »
« Les femmes viennent des quatre coins de la Pologne, admet Rudziński. Des écolières aux professeures d’université. J’ai reçu des femmes de militants politiques conservateurs, des maîtresses de prêtre, et même une religieuse. La contraception échoue et, dans les petites villes, l’accès même aux médicaments est difficile. J’ai eu une patiente dont le médecin ne voulait pas lui prescrire de pilules contraceptives. À la place, il lui a prescrit un sédatif. » Selon la loi polonaise, un médecin peut refuser de prescrire un moyen de contraception en invoquant une clause de conscience. Si dans les grandes villes, le problème peut facilement être contourné, ce n’est pas la même chose au sein des plus petites localités. Les femmes n’ont pas vraiment l’embarras du choix et la vie sexuelle y est taboue.
Mais pas autant que l’avortement. Les femmes savent qu’elles ne peuvent faire l’objet de poursuites pénales, néanmoins, elles craignent la stigmatisation. Quand on en parle, il est tout de suite question d’« assassinat d’enfants à naître », de « génocide » ou de « triomphe de Satan ». Ces discours pro-life, marginalisés dans de nombreux pays, participent clairement au débat public en Pologne. J’interroge Rudziński sur la plus grande peur de ses patientes. Sa réponse est très concrète : « Quand elles viennent de l’est de la Pologne, c’est du prêtre dont elles ont le plus peur. Elles n’ont pas peur de Dieu parce que, comme elles l’expliquent elles-mêmes, Dieu est loin et miséricordieux. Le prêtre, lui, est tout prêt et il n’est pas aussi compatissant. Il y en a même qui, à peine entrée dans le cabinet, me demande si le prêtre ne finira pas par l’apprendre ».
La plupart des patientes de Rudziński ne prennent même pas la preuve d’un acte chirurgical avec elles, elles ne veulent aucune trace. « Une patiente est repartie, un jour, avec cette attestation. Un an plus tard, elle m’appelle en pleurant : elle s’est disputée avec son fiancé qui, pour la punir, a montré l’attestation au prêtre et c’est devenu tragique. Elle doit quitter le village parce que là-bas tout le monde l’appelle dorénavant « la meurtrière » ».
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Trime et châtiment
La situation, cependant, n’est guère mieux à l’ouest de la Pologne, statistiquement réputée plus laïque. « Une jeune fille est venue au cabinet. Elle avait été violée par son père et était tombée enceinte de lui », raconte le Dr Anita Kucharska-Dziedzic, fondatrice et présidente de l’Association pour les femmes BABA de Lubuskie. « Elle avait 14 ans, elle ne pouvait donc pas se présenter seule au tribunal. Conformément à la loi, elle était en droit de demander un avortement, mais sa mère n’était pas du même avis. Elle lui a dit qu‘”un seul péché à la maison suffira”. La fille a donné naissance à un enfant gravement handicapé. »
BABA est la seule ONG féministe de la région. Elle mène un programme de lutte contre la discrimination et aide les victimes de violences conjugales. Il arrive que des femmes appellent BABA en vue d’un avortement. Elles demandent les cliniques allemandes dignes de confiance. Elles n’auront pourtant pas la réponse, car le simple fait de donner un conseil – en tant que « délit d’aide à l’avortement » – est passible d’emprisonnement. « Une pédagogue scolaire nous a appelé, un jour, pour nous dire qu’une élève lui avait confié avoir avorté avec l’aide de sa mère. Elle nous a demandé ce qu’elle devait faire de cette histoire. Elle ne pensait pas qu’il fallait garder les confidences de l’adolescente confidentielles. Elle a fini par se rendre au bureau du procureur pour une déposition indiquant que la mère de la jeune fille avait commis un acte prohibé. »
« Les filles qui n’ont pas les moyens de se faire opérer à l’étranger avalent des surdoses de médicaments espérant provoquer une fausse-couche. »
Même dans les grandes villes comme Zielona Góra, la capitale de la région, les femmes préfèrent ne pas avouer leur avortement. À l’instar de Natalia, qui l’a vécu il y a deux ans, mais n’en a parlé qu’à ses amies les plus proches. « La grossesse a été une surprise pour moi car je prends mes précautions, se souvient Natalia. J’ai fait quatre tests, tous positifs. Mais je ne suis pas allé voir un gynécologue polonais. Je n’ai pas voulu qu’il y ait la moindre trace après ma décision. J’étais sûre de moi : j’ai déjà un enfant et je n’ai pas planifié d’en avoir d’autre. Je prenais, en plus de ça, un traitement hormonal. J’avais alors presque 40 ans. » Comme de nombreuses autres filles de la région, Natalia a choisi de se rendre à Prenzlau. « Quand je me suis mis en route, j’ai réalisé à quel point j’avais de la chance dans la malchance. J’ai rassemblé l’argent, approximativement 400 euros. J’ai pris la voiture, allumé le GPS et je suis allée en Allemagne. Beaucoup de femmes se retrouvent dans des situations complètement différentes. Elles doivent veiller à chacune de leur dépense, ne disposent pas de leur propre budget ou ne sont pas en mesure de prendre ce type de décision. J’étais horrifiée en lisant les forums féminins. Les filles qui n’ont pas les moyens de se faire opérer à l’étranger avalent des surdoses de médicaments espérant provoquer une fausse-couche. »
Il y a tout de même une chose qui relie les femmes polonaises ayant avorté, indépendamment de la classe sociale : l’humiliation. « Je me sentais particulièrement méprisable de devoir aller dans un autre pays, explique Natalia. Je ressentais l’hostilité de l’État polonais à l’égard des femmes jusqu’au bout des ongles. On ne me laisserait pas décider ici si je veux oui ou non devenir mère et quand bien même je déciderais de mener la grossesse à terme, je n’aurai plus le droit à de bons soins périnataux. Si l’enfant naît malade, je ne pourrais pas compter sur le soutien de l’État. Obtenir une place dans une crèche ou en maternelle tiendrait du miracle. Malgré tout cela, on continue de nous juger en fonction de ce que l’on fait et de ce que l’on pense. »
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La Marche noire
Bien que la législation polonaise soit l’une des plus strictes d’Europe, l’Église influe sur la scène politique en vue d’un durcissement de cette loi. Elle milite pour une interdiction totale de l’avortement, même dans les cas de viol, de pronostic vital engagé ou de malformation du fœtus. En 2016, l’organisation catholique Ordo Iuris a rédigé un projet de loi allant dans ce sens. Leur texte proposait même des peines de prison à l’égard des femmes qui subissent un avortement. De nombreux hommes politiques associés au parti populiste de droite, Droit et Justice (PiS), expriment des opinions similaires. Le parti est d’ailleurs politiquement dépendant de l’Église. Néanmoins, le projet « Stop à l’avortement » a été rejeté face aux manifestations de masse tenues sous la bannière du Czarny Protest, la Marche noire.
Dans une Pologne fortement polarisée, les manifestations anti-gouvernementales sont légion. Mais la Marche noire n’a pas seulement concerné les femmes des grands centres urbains. Des Polonaises de plus petites villes se sont aussi mobilisées, comme à Słubice, 18 000 résidents, ville jumelle de Francfort de l’autre côté de l’Oder. C’est ici qu’en 2015, dans le cadre d’un happening initié par l’organisation Women on Waves, un drone avait survolé la zone en larguant des pilules abortives. Un an plus tard, la Marche noire a rassemblé, à Słubice, plusieurs centaines de personnes, et deviendra la plus grande manifestation qui ait eu lieu ici ces dernières années.
L’opinion des habitants sur l’avortement est pourtant partagée. Une femme, que je rencontre dans un magasin, me confie qu’« elle n’a jamais rencontré de meurtriers parce qu’elle ne fréquente pas les milieux pathologiques ». Une autre assure qu’elle a participé aux manifestations. J’essaie par ailleurs d’interroger des prêtres, mais l’un d’eux se dit indigné par la question et l’autre refuse de répondre. « Deux profils ont manifesté : ceux qui étaient contre la promulgation de la loi et ceux qui voudraient carrément la libéraliser », explique Natalia Żwirek, l’organisatrice des manifestations à Słubice. « C’est une petite ville, mais les habitants sont plutôt ouverts d’esprit, probablement à cause de la proximité avec l’Allemagne. »
Pour le moment, la loi n’a pas été durcie, mais les organisations travaillant pour les droits des femmes ont été sanctionnées par le gouvernement de droite. « Sous la gouvernance PiS, nous ne disposerons d’aucune subvention », souligne Kucharska-Dziedzic de BABA. « Avant, les femmes victimes de violences conjugales pouvaient compter sur un soutien devant les tribunaux ou sur un logement protégé. Aujourd’hui, nous n’offrons que des conseils, fondés uniquement sur le volontariat. Nous ne pouvons pas assurer la sécurité des victimes. C’est pour cela qu’elles viennent de moins en moins nous voir. » Le lendemain des manifestations, la police a confisqué, sans aucune justification, des dossiers de BABA où figuraient des informations sensibles concernant des bénéficiaires. Plusieurs autres ONG œuvrant pour la cause des femmes ont rencontré le même type de difficultés.
« Nous croyons en la force des femmes. La société polonaise est beaucoup plus libérale que ses politiciens. »
« Nous croyons en la force des femmes. La société polonaise est beaucoup plus libérale que ses politiciens », lance Kucharska-Dziedzic. C’est un fait. Selon une étude IPSOS, 30% des Polonais sont en faveur de la libéralisation de la loi, 45% pour son maintien et seulement 17% pour son durcissement. Pourtant aucun des partis parlementaires – y compris les libéraux – ne se prononce pour une libéralisation. « Politiquement, nous vivons des moments difficiles. Mais si l’on compare aux précédentes décennies, on peut quand même parler de succès », ajoute Ilona Motyka de BABA. « Le pays a adopté une convention contre les violences et a systématisé les poursuites dans les cas de violences domestiques et sexuelles. »
Les femmes polonaises n’ont toujours pas accès à l’IVG, mais la Marche noire, et ensuite le mouvement #metoo, ont servi de porte-voix sur la scène politique conservatrice. « Les femmes polonaises ont soutenu, avec joie, le combat des Irlandaises et des Argentines », souligne Agnieszka Dziemianowicz-Bąk, l’une des initiatrices de la Marche noire, membre du parti de gauche Razem (Ensemble, ndlr). « Nous étions fières de leur combat qui s’est déroulé dans des conditions aussi difficiles que les nôtres. Leurs victoires nous donnent de l’espoir. »
*Les prénoms de certaines personnes ont été modifiés.