Le terrain vague du football féminin polonais
Les athlètes féminines du club de football Olimpia jouent dans le plus haut championnat de Pologne. Malgré cela, elles ont toujours l’impression d’être considérées comme les représentantes d’un sport de niche. Reportage à la limite du hors-jeu.
L’entraînement de l’équipe féminine du Club sportif municipal Olimpia Szczecin va bientôt commencer. « Les Olympiques », surnom que l’on donne ici aux footballeuses, sont jeunes et portent toutes du bleu. Elles ont des parcours, des rêves et des origines différents. Ce qui les unit ? Le ballon. Sorte de microcosme, le club sert de point de référence voire de prisme à travers lequel elles regardent le monde. Pour preuve, il y a deux choses qui importent le plus dans leur vie : leur vie personnelle et « l’équipe ».
Le monde est rond comme un ballon
Avant d’entrer sur le terrain, elles s’échangent les dernières nouvelles. Le sujet principal aujourd’hui, c’est le bac, puisque certaines d’entre elles sont en train de le passer. L’épreuve de maths a été particulièrement compliquée cette année. Le Polonais, ça pouvait aller. Et puis, c’est le quart d’heure cheveux, chaussures, ongles, maquillage. « Est ce que quelqu’un peut vérifier mon appareil dentaire ? », demande l’une des joueuses en posant pour la photo dans un grand sourire. Pendant l’entraînement, les instructions sur le terrain sont limpides. Aucune place pour l’interprétation, les doutes ou les questions. « Bougez-vous les filles, vous êtes là pour jouer au football ! » C’est bien ce que cherche les joueuses : lâcher prise, oublier les inquiétudes et les tracas du quotidien. Sur le terrain seul le ballon compte, ici et maintenant. « La jambe gauche ! Qu’est-ce que tu viens faire avec la droite là ! » Juste à côté, se déroule l’entraînement des juniors : des filles âgées de sept ans à huit ans. Les entraîneuses des deux groupes se saluent brièvement d’un « Ça va bien ? » et ici tout le monde appelle les joueuses par leurs noms de famille.
Les entraînements ont lieu du lundi au vendredi, qu’il vente ou qu’il neige, au stade Pogoń Szczecin – le premier club de football du championnat. Aux côtés des Olympiques, s’entraînent donc les joueurs du Pogoń, des hommes et garçons de différents groupes d’âge. La MKS Olimpia Szczecin existe depuis 13 ans et a toujours été un club exclusivement féminin, comme l’explique Piotr Spunda, ancien arbitre et l’un des quatre fondateurs du club. L’Olimpia est d’ailleurs le seul club féminin de Szczecin. Les footballeuses jouent dans la Ekstraliga, la première de Pologne. Elles ont terminé la saison dernière à la 6ème place, la plus élevée de l’histoire du club.
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Les joueuses passent beaucoup de temps ensemble, y compris en dehors du terrain. Certaines, en particulier celles qui ne sont pas de Szczecin, louent des appartements en colocation ou partagent le même dortoir. « Nous pouvons ne pas nous apprécier en dehors du terrain, mais dans le jeu nous serons toujours une équipe », explique Weronika Szymaszek, arrière gauche et étudiante de première année à l’AWF Kamień Pomorski. Elle a intégré l’Olimpia il y a trois ans et demi. Roksana Ratajczyk, qui joue également dans l’équipe nationale en moins de 19 ans, le garantit : « Nous sommes une famille sur et en dehors du terrain ». « Il y a des jours où on ne peut plus se supporter. Du coup, on arrive toutes énervées sur le terrain. Mais après une longue pause, cette proximité nous manque à chaque fois », confie Beata Niesterowicz, doctorante à l’Institut de la technologie mécanique au sein de l’Université technologique de Szczecin.
L’équipe est principalement composée de Polonaises, mais on y trouve aussi deux Ukrainiennes et une Allemande. Beaucoup d’entre elles voient dans le club une opportunité. Même si la maison leur manque parfois. La frontière avec l’Allemagne est proche, mais les filles de Pologne n’ont pas l’air intéressé par l’émigration. Leur attachement au club est bien plus important que la ville d’où elles viennent. Si elles partent à l’étranger, c’est pour un match amical. « C’est toujours comme ça : on y va, on joue et on rentre », explique Patrycja Trzcińska, étudiante en première année d’informatique, originaire de Koszalin et joueuse à l’Olimpia depuis sept ans. Les footballeuses n’ont jamais le temps ou l’opportunité de discuter avec leurs homologues étrangères. Une seule de mes interlocutrices semblait envisager une vie et une carrière au-delà des frontières polonaises.
« Et les jolies filles, à quoi vous jouez ? »
Tout à coup, les filles rient quand je leur demande pourquoi elles ne sont pas devenues danseuses de ballet ou volleyeuses. « Beaucoup de gens, surtout les hommes, ne peuvent pas comprendre cela, affirme Beata. Généralement les gars s’approchent et demandent : « Et les jolies filles à quoi vous jouez ? » Quand on leur répond que c’est au football, il y a toujours un grand étonnement. Ils associent généralement les filles à une équipe de handball ou de volley-ball. » Elle poursuit : « Le football est tout de même un sport brutal. On a vite fait de se blesser et d’être absente des terrains pendant six mois. Les hommes ne comprennent pas que ça puisse intéresser des femmes », explique Beata. Preuve en est : dans la plupart des cas, ce sont souvent les pères ou les frères qui initient les filles au football. C’était le cas de Patrycja, qui a d’abord joué avec des garçons. Ils la traitaient comme l’un des leurs, elle s’entendait avec eux à merveille. « Avant la puberté, on joue tous pareils et on se ressemble beaucoup même. Ce n’est qu’après que les différences deviennent marquées. Mon frère a toujours dit que je ne savais pas frapper le ballon alors je me suis mis dans les buts. Et c’est encore le cas aujourd’hui », sourit Beata.
« Avant la puberté, on joue tous pareils et on se ressemble beaucoup même. Ce n’est qu’après que les différences deviennent marquées. »
« « Au foot ? Pour de vrai ? ». Il y a quelque temps, c’était une question que l’on entendait souvent. On commence à nous connaître dorénavant. Les « Je suis sûr que c’est à Olimpia que tu joues » fleurissent maintenant. Dans le foot féminin polonais, on ne peut pas jouer plus haut. La donne changerait certainement s’il y avait plus de matchs féminins retransmis à la télé. Ce serait déjà un bon début pour les sponsors », explique Patrycja. « Il y a encore 10 ans, personne n’aurait cru qu’une femme puisse jouer au football. Ça a déjà un peu changé », ajoute Beata. Lorsque je leur demande si, selon elles, la condition des femmes dans le football est en quelque sorte liée à la situation politique ou si c’est un problème typiquement polonais, soit mes interlocutrices ne répondent pas, soit elles noient le poisson. « Ce qui est typiquement polonais, c’est le bigos [ndlr, plat national à base de chou] », s’amuse Beata. Les Olympiques avouent tout de même qu’en Allemagne, en France ou dans les pays scandinaves, le football féminin a un statut différent et suscite un plus grand intérêt. Les joueuses y gagnent mieux leur vie et personne ne se moque d’elles. Les filles me parlent alors du FCC Turbine Potsdam, un club allemand de football féminin. Là-bas, un millier de personnes peuvent se déplacer pour un match de championnat. L’entraîneuse, Natalia Niewolna, enchaîne : « Nous avons encore besoin de temps pour les rattraper. Pour les matchs de l’équipe masculine de Pologne jusqu’à 4500 ou 5000 personnes font le déplacement. Le record de notre club est monté à 500 personnes, il y a 4 ans lors du premier match de championnat contre l’équipe de Sztorm Gdańsk. On avait collé des affiches dans toute la ville. En 2011, pour un match de poule de la Coupe du monde féminine à Dresde, je suis allée voir les États-Unis jouer contre la Corée du Nord. On comptait plus de 30 000 spectateurs. Le stade était plein à craquer. C’est un monde complètement différent ».
Dans cet autre monde, les femmes ne peuvent pas vraiment se projeter dans le foot. Tout simplement parce qu’il n’est pas possible d’en vivre en Pologne. Résultat : à 20 ans, elles arrêtent de s’investir dans leur club. « À cet âge là, on réfléchit à la manière de gagner sa vie », reconnaît amèrement Beata. Le système ne leur permet pas de transition en douceur – comme c’est le cas pour les hommes puisqu’il existe pour eux une équipe de moins de 21 ans.
Weronika le confirme. Elle aimerait jouer chez les professionnelles, mais elle ne peut pas l’imaginer dans son pays : « Nous sommes condamnés à l’immobilisme. Les conditions ne sont pas remplies ici pour que cela soit possible. Et puis ça nous fatigue aussi de voir les garçons de la quatrième division être mieux lotis, sachant qu’en plus ils ne s’entraînent que trois fois par semaine ». « Bien sûr que ça nous fait chier, tonnent-elles en même temps. « Mais nous n’avons aucune influence là-dessus. Nous essayons de nous battre contre cela. Il faut être patientes. »
« La seule chose qui nous relie avec les hommes, c’est que nous jouons au ballon avec nos pieds. »
Les filles soutiennent que l’un des principaux problèmes réside dans la comparaison permanente avec les hommes. Parce que pour elle, le football féminin n’a rien à voir avec son pendant masculin. « La seule chose qui nous relie, c’est que nous jouons au ballon avec nos pieds. Les matchs ne se ressemblent pas du tout, les entraînements non plus », explique Patrycja. « On entend parfois des histoires comme quoi une équipe féminine a perdu contre une équipe masculine amateur et voilà qu’on nous prend déjà plus au sérieux. En Pologne, personne ne croit que les filles peuvent bien jouer au football. Les garçons nous battent peut-être physiquement, mais sur le plan technique et en termes d’ambition, non », lâche Beata, visiblement irritée.
Le tabou de la politique
Tout cela a un impact sur l’attitude de la Fédération polonaise de football (PZPN), où les filles ne se sentent ni représentées ni soutenues. Un sujet qui revient dans chacune des conversations que j’ai eues, aussi bien avec les joueuses qu’avec les propriétaires du club. Les résultats des matchs de l’Olimpia ne sont pas considérés par la PZPN. Pour de nombreuses joueuses, c’est la première preuve tangible que la politique de l’organisation peut avoir un impact direct sur leur équipe. En Coupe de Pologne, l’Olimpia Szczecin a perdu la demi-finale contre l’équipe de Czarni Sosnowiec à domicile, 0-1. Post factum, il est apparu que l’une des joueuses de l’équipe adverse n’était pas inscrite sur la feuille de match, ce qui est pourtant inscrit dans les règles du jeu. S’il avait été question d’une rencontre masculine, la PZPN n’aurait pas approuvé le résultat. Mais cette fois-ci, la Fédération en a décidé autrement et a officiellement validé l’issue du match.
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Piotr Spunda fait remarquer que l’incident est assez révélateur de l’attitude générale de la Fédération vis-à-vis du football féminin. Après tout, le président de la Fédération, Zbigniew Boniek, déclarait sur Twitter : « Quand on parle football, les bonnes femmes sont inutiles », quand une vidéo « de promotion » du football féminin que l’on trouve sur le site de la PZPN comprend pour chute : « Le football est beau tout comme les Polonaises ».
« Quand on parle football, les bonnes femmes sont inutiles »
La Fédération traite généralement les clubs féminins avec beaucoup de négligence et une grande dose de sexisme. Marij Duhra l’a décrit en détail, en 2016, avec son article intitulé « Les footballeuses dans l’œil du PZPN », publié dans les colonnes du magazine Bez Dogmatu (Sans Dogme, ndlr). « Il faut toujours attendre très longtemps les décisions, on ne ressent pas de soutien venant de l’organisation, déclare Piotr. Nous essayons de défendre les droits de nos joueuses et de nous battre pour elles. Ce n’est plus un sport de niche. Nous avons besoin de plus de sérieux et de reconnaissance. ». Le club peut compter sur le soutien de la ville de Szczecin, dont les autorités ont toujours été attentives aux problèmes des footballeuses. « C’est beaucoup mieux ici qu’à l’échelle nationale. Ce qui est vraiment surprenant, étant donné que même la PZPN ne nous prend pas au sérieux », ajoute l’ancien arbitre.
Finalement, il n’y a guère que les joueuses qui ne veulent pas rejoindre la lutte pour leurs droits. Bien que cette situation les insupporte, elles laissent le combat aux autres. « Personne ne comprend pourquoi il en est ainsi à la Fédération. Il s’agit aussi certainement d’argent. Mais c’est le problème de nos présidents, entraîneurs et gestionnaires. Moi, je me concentre sur le jeu car sinon, ces affaires-là me coupent du rythme de la compétition », explique l’une des joueuses. Cela se traduit également par un manque d’intérêt pour la politique nationale en général. À ma question sur la situation politique actuelle en Pologne, la plupart des filles répondent qu’elles ne s’y intéressent pas du tout. Parmi elle, une seule a voté lors des dernières élections. « Trop de crises de nerfs en politique pour s’y intéresser », disent en choeur Patrycja, Aleksandra et Weronika. « Il s’en passe de belles à la Diète (chambre basse du Parlement polonais, ndlr) et au Sénat, mais ce ne sont pas mes histoires », ajoute l’une d’entre elles. Malgré toute l’actualité et la tension qui y sont associés, elles n’ont pas l’impression que les droits des femmes sont en danger en Pologne. Et prétendent qu’elles ne le ressentent pas dans leur environnement immédiat. « Si on y pense, il y a ce scandale avec notre Coupe de Pologne … , ajoute Patrycja Michalczyk après un moment de réflexion. Il y a certaines règles à suivre. Dans le football masculin, on les suit, dans le foot féminin, non ».
« Les hommes sont plus rapides, mais si on parle du cœur, ce sont les femmes qui sont plus impliquées », raisonne Aleksandra. « Là où plus d’un homme ne mettrait pas les pieds, les femmes plongent tête la première », ajoute Natalia. Il faut bien commencer quelque part, pas à pas. Alors qu’à cela ne tienne, l’entraîneuse assure : « Nous allons nous battre sur notre propre terrain ».